CHAPITRE VII
Quelques secondes furent nécessaires à Rowena pour se souvenir de l’endroit où elle était, lorsqu’elle fut réveillée par le jour. Un accès de terreur incontrôlée la fit se dresser sur son séant, prête à appeler Angiosta, puis les souvenirs de la veille affluèrent : elle n’avait rien à craindre, du moins pour le moment. Tentant d’oublier les courbatures qui parsemaient tout son corps, elle se leva et sortit de la hutte.
Seuls Glarth et Ghénarys se trouvaient dans la clairière, assis à même le sol, près des restes du feu, sans se soucier de la rosée déposée sur l’humus.
Dès qu’il aperçut Rowena, Ghénarys vint s’incliner devant elle.
— Je vous souhaite le bonjour, princesse ! Je suis allé puiser de l’eau pour vous à la rivière.
Il désigna un seau de bois empli d’eau, qui fuyait en plusieurs endroits. Rowena sourit.
— De tous les chevaliers vous êtes le plus noble, Ghénarys, dit-elle. Merci ! Où sont donc passés Johel et vos autres compagnons ?
— Je pense qu’Halôm a regagné son poste d’observation. Quant aux autres, ils sont partis cueillir des baies. Vous en aurez, quand ils reviendront.
— Fort bien ! Je vous serais reconnaissante de prévenir Johel que je désirerais m’entretenir avec lui dès que possible. En attendant, veillez à ce qu’on ne me dérange pas !
Tandis que Ghénarys s’inclinait à nouveau, provoquant un ricanement de Glarth, Rowena saisit le seau et rentra dans la demi-obscurité de la hutte. Elle découvrit avec plaisir que l’eau de la rivière n’était ni croupie ni boueuse. Sachant que son nouveau chevalier servant empêcherait quiconque d’approcher, elle délaça sa robe pour procéder à une toilette sommaire. Le contact de l’eau glacée sur sa peau nue la fit frissonner mais c’était agréable, tout de même.
Lorsqu’elle ressortit, les autres membres de la communauté étaient revenus. Merryn semblait aller un peu mieux que la veille : il ne prenait pas part à la conversation, mais du moins n’était- il plus prostré comme pour se laisser mourir ; il mangeait seul, engloutissant à pleines poignées de petites baies jaunes et vertes dont le jus poisseux coulait sur son menton. Seule Lynna n’était pas présente. Elle devait être dans sa hutte ; si tel était le cas, Rowena savait qu’elle ne perdrait pas un mot de tout ce qui se dirait.
— Bonjour, Rowena, la salua Johel. Vous avez bien dormi ?
— Très bien, merci, mais j’ai fait un rêve étrange...
Elle s’assit parmi eux et, à l’invitation de Johel, goûta une baie. Elles étaient un peu amères, mais très juteuses, rafraîchissantes.
— Quel genre de rêve ? demanda le vieil homme.
— Un mauvais rêve. Un cauchemar. J’ai rêvé qu’il existait ici une puissance mystérieuse qui vous terrorisait tous ; un ogre qui, une fois par an, venait prendre l’un d’entre vous pour le dévorer.
— Extraordinaire ! s’exclama Glarth. Un rêve qui dit la vérité ! Moi, j’en ai souvent mais je croyais être le seul...
Johel arborait un petit sourire amusé.
— La princesse est plus subtile que toi, Glarth, dit-il. Si tu étais aussi intelligent que moi, tu comprendrais qu’elle n’a pas fait le moindre rêve. N’est-ce pas, Rowena ? Lynna vous a-t-elle dit également que nous projetions de la livrer à l’ogre ?
— Oui, acquiesça Rowena, un peu étonnée du raisonnement du vieil homme. Je ne crois pas que vous vouliez vraiment lui faire du mal, mais ce que je veux savoir, c’est pourquoi vous ne m’avez pas parlé de cet ogre, hier !
— Je ne voulais pas vous effrayer dès votre arrivée. Je comptais vous en parler d’ici... quelques jours, ou quelques semaines, mais puisque Lynna a jugé bon de prendre les devants, autant tout vous dire : l’ogre existe, c’est vrai, et nul ne peut lui résister. Il est aussi haut qu’une montagne, plus fort qu’un ouragan. Il se nourrit d’êtres humains comme nous nous nourrissons de baies.
— Alors la contrée de la folie ne doit pas être très peuplée..., remarqua Rowena.
— Sachez qu’il existe très exactement quatre cents communautés comme la nôtre, dans la contrée, une pour chaque jour de l’année. Il vient ici tous les seizièmes jours de la saison des neiges et emporte l’un d’entre nous. Non pas le plus faible car face à lui la force n’est rien, mais le moins bien caché, le plus malchanceux. Depuis quelques années nous avons eu la chance de compter parmi nous quelques maniaques suicidaires mais hélas, ce temps est achevé. L’un de nous sera dévoré dans un peu plus d’une saison et, quoi qu’elle en pense, il y a peu de chances pour que ce soit Lynna : lorsqu’il s’agit de se cacher, personne ne la surpasse...
Rowena prit une profonde inspiration, tentant de maîtriser l’énervement, ou l’excitation, elle ne savait trop, qui s’emparait d’elle.
— Il doit y avoir un moyen de le vaincre..., dit-elle.
— Le vaincre ? s’exclama Johel. Comme vous y allez ! Lui échapper est déjà un miracle. Je ne l’ai jamais vu car, le jour où il vient, je m’enfouis dans un trou et j’évite même de respirer, mais j’ai entendu ses pas faire trembler la terre. On dit qu’il possède des bottes capables de lui faire traverser la contrée en dix enjambées, et une massue ayant le pouvoir d’assommer du premier coup tout être qu’elle touche, homme ou animal. Je ne songerais pas à le vaincre, si j’étais vous, Rowena, c’est sans doute la dernière chose à laquelle je songerais...
Rowena parcourut du regard la petite assemblée. Le simple fait de parler de l’ogre semblait leur glacer le sang dans les veines. Korthwo ne songeait plus à se contredire et se serrait contre lui-même pour oublier sa peur. Derrière son bandeau, Merryn tremblait. Même Glarth ne jugeait pas opportun de vanter ses prouesses face à l’ogre.
— C’est moi que l’ogre prendra, cette année, intervint Ghénarys. Il y a trop longtemps que je me cache. Cette fois je l’attendrai et je combattrai. J’ai même voulu aller le défier chez lui, après son dernier passage, mais je me suis perdu dans la forêt et je suis revenu...
— Vous savez donc où il habite ? demanda Rowena.
— La direction seulement, répondit Johel. Il occupe un grand château, vers le nord, au cœur de la forêt. Mais personne n’y est jamais allé. Les légendes disent que seule la personne qui tuera l’ogre pourra en trouver le chemin. J’ai donc peur que notre pauvre Ghénarys n’ait guère de chances...
— Les légendes disent beaucoup de choses, murmura Rowena. Elles disent même que le marchand de nuages est bon. Je ne crois plus aux légendes.
Elle se leva, mettant un terme à la conversation, au grand soulagement de ses compagnons. Sans vraiment savoir ce qu’elle faisait, elle alla directement à la hutte de Lynna. Elle crut tout d’abord que la jeune fille n’était pas là, puis elle l’aperçut, recroquevillée dans le coin le plus éloigné de l’entrée, la fixant d’un regard apeuré.
— Bonjour, Lynna, dit doucement la princesse.
— Qu’est-ce... qu’est-ce que tu veux ? balbutia Lynna.
— Te parler ! Te parler, voilà tout...
Rowena s’assit au milieu de la hutte, restant suffisamment loin de la jeune fille pour ne pas l’effrayer.
— Tu as entendu ce que nous avons dit, à propos de l’ogre ? demanda-t-elle.
Lynna acquiesça.
— Ils mentent, tous ! Même Ghénarys avec ses grands sentiments : il sera le premier à m’attacher à l’arbre. Et toi tu es comme eux. Maintenant, tu sais qu’il faut une victime. Maintenant tu n’hésiteras pas à me sacrifier ; tu...
— Tais-toi ! dit sèchement Rowena. Tu dis n’importe quoi et au fond de toi, je crois que tu le sais ! Alors tu vas me laisser parler un peu, d’accord ?
Lynna ouvrit la bouche pour répondre mais les mots restèrent bloqués dans sa gorge. Ses yeux s’emplirent de larmes et elle baissa la tête.
Rowena s’approcha d’elle et, tout comme pendant la nuit, la prit dans ses bras.
— Allons ! Ne pleure pas, dit-elle, lui caressant les cheveux. Je suis ton amie, tu dois le croire. Je ne veux pas que l’ogre t’emporte. L’ogre, je vais aller le tuer !
Elles sursautèrent au même instant. La princesse était sans doute aussi étonnée de ses propres paroles que pouvait l’être Lynna.
— Tuer l’ogre... Toi ?
— Oui, moi ! dit Rowena plus fermement.
Elle se rendit compte qu’elle en avait pris la décision depuis longtemps déjà, sans doute depuis qu’elle connaissait l’existence de l’ogre, mais elle venait seulement d’en formuler l’idée consciemment.
— Je ne peux pas rester ici, Lynna. J’ai des choses à accomplir. Je ne sais pas encore ce qu’elles sont mais je l’apprendrai bientôt. Quelque chose me dit qu’avec l’ogre je trouverai au moins une partie des réponses que je cherche. Je me trompe peut-être, mais je n’ai nulle part où aller. Tu comprends ?
Lynna ne pleurait plus. Elle parcourait du bout des doigts le fourreau de l’épée que la princesse portait toujours au côté.
— Tu peux y arriver, murmura-t-elle. Oh, oui. Si quelqu’un peut tuer l’ogre, c’est toi !
Rowena la serra plus fort, pressa ses lèvres contre sa tempe.
— En tout cas, je vais essayer, Lynna, souffla-t-elle. Je te jure que je vais essayer.
Malgré les mises en garde de Johel et les suppliques de Ghénarys, Rowena partit immédiatement après avoir quitté Lynna. Elle sentait que le moindre retard aurait risqué d’affaiblir sa résolution.
— Si je réussis, je reviendrai, dit-elle. Au revoir !
— Tenant son cheval par la bride, elle adressa un dernier signe à ceux qui auraient peut-être pu devenir ses amis, puis s’enfonça dans la forêt, en direction du nord.
Aucun chemin n’était tracé au travers des arbres car nul ne passait jamais par là. Les membres de la petite communauté s’éloignaient rarement de leur clairière et, de toute façon, ne s’aventuraient jamais au nord, même lorsque l’ogre n’était pas censé s’attaquer à eux : qui pouvait dire si, au hasard d’une rencontre, il ne dérogerait pas à la règle pour s’offrir un repas supplémentaire ?
Bizarrement, Rowena ne le croyait pas : elle ne connaissait sans doute pas encore bien la contrée de la folie mais il lui semblait que, comme partout ailleurs à Fuinör, on y obéissait sans réfléchir à des lois édictées par les dieux savaient qui. Logiquement, rien ne devait pouvoir forcer l’ogre à dévorer quelqu’un le premier jour de la saison des pluies s’il ne devait le faire que le troisième. Cela ne signifiait pas, bien sûr, que le tuer serait une tâche aisée : bien qu’elle sentît l’épée lui murmurer des mots d’espoir, la princesse n’était pas devenue totalement insouciante ; rien non plus ne pourrait empêcher l’ogre de se défendre s’il était attaqué...
Dès le début, l’absence de chemin posa un problème à Rowena : si elle-même parvenait assez bien à enjamber les buissons de ronces et à se faufiler entre les branches entrelacées, sans en retirer plus que quelques égratignures, il n’en allait pas de même pour son cheval. Le pauvre animal ne cessait de se prendre les pattes dans les massifs épineux et devait bien souvent forcer son passage au prix de nombreuses coupures, parfois assez profondes.
Au bout de quelques heures de marche, la forêt se fit brusquement plus dense, plus obscure, les buissons gagnèrent en hauteur et en épaisseur, devinrent le centre de bruits étranges assez inquiétants. Des animaux, sans doute...
Un instant saisie par le doute, Rowena se demanda s’il ne serait tout de même pas plus sage de faire demi-tour, d’admettre qu’elle avait perdu. Mais derrière elle, impression ou réalité, la végétation semblait s’être resserrée également, avoir poussé pour former un obstacle aussi infranchissable que celui qui s’étendait en avant. Il ne subsistait aucune trace de son passage : ni branches brisées, ni empreintes de pas sur l’humus, rien !
Prisonnière ! songea-t-elle. Prisonnière de la forêt... Puisque reculer semblait désormais aussi difficile qu’avancer, le choix était évident.
Tirant son épée, Rowena sabra à deux reprises les branches qui s’entrelaçaient devant elle.
Immédiatement elle comprit qu’elle avait fait une erreur, une erreur énorme : lorsque la lame trancha le bois, un gigantesque bruissement s’éleva, comme si soudain tous les feuillages que comptait la forêt s’étaient mis à vibrer ensemble. Les cimes des arbres parurent se rapprocher les unes des autres, barrant aux rayons du soleil le chemin du sous-bois. Perdue au cœur d’une obscurité presque totale, Rowena se sentit étouffée, écrasée par le géant végétal qu’elle avait blessé sans imaginer qu’il pût souffrir. Il était sans doute inutile, maintenant, d’expliquer ses raisons.
La princesse ne put retenir un cri de frayeur lorsqu’elle vit le serpent sortir d’un buisson, en sinuant. C’était un long reptile dont la couleur indigo se confondait presque avec la végétation.
Rowena crut qu’il allait venir sur elle et, instinctivement, leva à nouveau son épée, malgré l’amplification du bruissement réprobateur. Mais le serpent ne parut pas s’intéresser à elle ; il entama l’ascension d’un vieux chêne, tournant lentement autour du tronc.
Rowena n’osait plus faire un geste. Elle sentait qu’au moindre mouvement des milliers d’animaux allaient sauter sur elle pour la tuer, à moins que la forêt ne se chargeât auparavant de la broyer en son sein.
Quand le serpent fut arrivé à la hauteur de son visage, il cessa sa progression, s’allongea paresseusement sur une branche et la regarda, dardant de temps à autres une langue bifide entre ses mâchoires closes. Ses yeux étaient d’un noir profond.
— Salut ! dit-il. Mon nom c’est Quetzalcoatl, mais les copains m’appellent Ketz ! Toi, c’est comment ?
Rowena écarquilla les yeux. Le serpent venait-il réellement de lui adresser la parole, ou bien était-elle en train de devenir complètement folle ?
— Alors ? Tu es muette ?
Folle... La réponse se trouvait peut-être là, en fait : elle était toujours dans la contrée de la folie, où les oiseaux rugissaient. Pourquoi les serpents n’y auraient-ils pas parlé ?
— Ro... Rowena... articula-t-elle péniblement. Je m’appelle Rowena...
— Eh bien, Rowena, j’ai le regret de t’apprendre que tu t’es mise dans une sale situation. Tu as attaqué la forêt et elle n’aime pas cela.
— Mais je ne savais pas ! Je veux dire que j’ignorais que la forêt était vivante. On ne peut tout de même pas me condamner pour mon ignorance ! On ne peut pas, n’est-ce pas, messire Quetzalcoatl ?
— Appelle-moi Ketz ! siffla le serpent. Je comprends ton point de vue, tu sais, mais j’ai peur que tu n’aies d’ores et déjà été condamnée.
J’ai peur aussi que tu n’aies pas la moindre chance de t’en tirer car c’est moi qui suis chargé de t’exécuter. Or il se trouve que je suis un spécimen de Dendroaspis Polylepis, vulgairement appelé mamba, que ma morsure est indéniablement mortelle et qu’à mon avis je suis beaucoup plus rapide que toi... Vois-tu ?
Sans l’avoir voulu, Rowena recula d’un pas, tentative inconsciente pour se réfugier derrière son cheval. Tandis qu’elle discutait avec le serpent sur un ton badin, elle avait presque oublié que sa vie était en danger. Désormais le doute n’était plus permis : Rowena, princesse de Fuinör en disgrâce, allait mourir.
Soudain, alors qu’elle venait d’accepter cette idée et que déjà, le serpent se lovait pour frapper avec plus d’aisance, le bruissement des feuilles cessa, provoquant l’effet d’un coup de tonnerre dans le silence. La forêt sembla relâcher sa tension et le soleil filtra à nouveau depuis les cimes des arbres.
Le serpent interrompit son mouvement et tourna la tête de droite et de gauche, cherchant à comprendre.
— Je m’excuse pour le contretemps, dit-il : Mais là, vraiment... Quelque chose m’échappe...
Les buissons que Rowena avait trouvés si haut et si épais quelques instants plus tôt n’avaient plus l’air infranchissable ; les branches des arbres paraissaient beaucoup moins enchevêtrées. Bientôt, sans que la princesse pût réellement dire qu’elle avait vu quelque chose bouger, ce fut un véritable chemin qui s’ouvrit pour elle, au travers de la forêt, comme si celle-ci s’étaient écartée pour la laisser passer.
— Mais oui, bien sûr ! s’exclama le serpent. J’ai compris ! Pourquoi ne l’as-tu pas dit tout de suite que tu avais le Kör ?
— Le... le Kör ? balbutia Rowena, sentant encore le sang lui battre les tempes.
Osant enfin quitter le reptile des yeux, elle s’aperçut qu’en voulant se mettre à couvert elle avait, sans s’en rendre compte, refermé la main sur le bâton, toujours attaché près de sa selle.
— Lui, c’est le grand serpent, le maître ! fit le mamba, retrouvant son ton léger. Si j’avais su que tu l’avais je ne me serais même pas permis de me montrer. Tu devrais le garder à la main. Par ici, c’est plus prudent...
Appréciant le conseil à sa juste valeur, Rowena remit son épée au fourreau et détacha le bâton. Puis, mettant le pied à l’étrier, elle remonta en selle. Désormais le passage était assez large pour qu’un cavalier pût y circuler à son aise.
— Désolé de t’avoir fait peur, dit le serpent. Mais ça fait partie de mes attributions. Et puis ça t’apprendra à utiliser n’importe quoi, n’importe quand... Salut, Rowena ! Bon voyage !
— Merci ! répondit-elle automatiquement. Au revoir, Quetzalcoatl...
— Appelle-moi Ketz, je t’ai dit !
La princesse ne put s’empêcher de sourire : s’il n’avait pas été aussi dangereux, il aurait été charmant.
— Au revoir, Ketz !
Tenant le bâton pourpre en travers de la selle, elle se remit en marche.
Rowena avançait rapidement. Les arbres et les buissons semblaient s’écarter devant elle pour lui tracer la route et se refermer après son passage. En eût-elle éprouvé le besoin qu’elle eût sans doute pu lancer son cheval au galop. Mais elle ne voulait pas brusquer la forêt. Le Kör avait un grand pouvoir sur elle, assurément, mais si la princesse venait à le lâcher, l’étau végétal se refermerait à nouveau : elle avait eu trop peur pour reprendre un tel risque.
Le soleil était très haut dans le ciel lorsqu’elle arriva à la croisée des chemins. Cette fois il n’était plus question de magie : les trois chemins qui partaient de la minuscule clairière où elle déboucha avaient été tracés par des hommes. Ou bien par un ogre, songea-t-elle en frémissant. Il fallait en tout cas que ce fût un ou plusieurs êtres doués d’une grande puissance, pour avoir ainsi pu mutiler la forêt sans s’attirer sa colère.
Quel chemin prendre ? Celui qui continuait en droite ligne vers le nord était large et plat ; tout semblait le désigner comme le plus fréquenté car les deux autres, au contraire, étaient envahis par les ronces. Rowena décida de se restaurer avant de prendre une décision : elle mit pied à terre et déballa les provisions qu’elle avait emportées : deux morceaux de viande, quelques baies et un peu du pain qu’on lui avait donné à son départ du château. Ce fut alors qu’elle entendit le gémissement : une longue plainte aiguë s’échappant de l’un des buissons alentours.
— Qui est là ? demanda Rowena, sur ses gardes.
Pour toute réponse le gémissement s’éleva à nouveau. On eût dit une lamentation de malade ou de vieillard à l’agonie. Rowena s’approcha prudemment du buisson.
— Ah ! fit une voix chevrotante. Viens, ma fille ! Viens m’aider, je t’en supplie...
C’était une très vieille femme, entièrement vêtue de noir, allongée au milieu des ronces. Son visage ridé rappela un peu à la princesse celui d’Angiosta. Se sentant prise de pitié, elle oublia toute prudence et lui tendit la main pour l’aider à se relever.
— Merci, ma fille, merci bien... Me donneras-tu à boire et à manger, maintenant ?
— Bien sûr !
Rowena considéra un instant ses maigres provisions puis en fit deux parts égales et tendit l’une d’elles à la vieille femme.
— Voilà, madame, dit-elle. Comment se fait- il que vous soyez ainsi perdue au cœur de la forêt ?
— Perdue ? Qui t’a dit que j’étais perdue ? J’habite dans cette forêt depuis toujours. Mais hélas, mes vieux os ne sont pas aussi forts qu’autrefois. J’ai fait un faux pas et je suis tombée là où tu m’as trouvée. C’est plutôt toi qui as l’air perdue, tu sais, ma fille ? Que fais-tu donc ici ?
Rowena n’eut qu’une seconde d’hésitation. Quel mal cette femme pourrait-elle bien lui faire ?
— Je suis à la recherche du château de l’ogre qui terrorise la contrée, dit-elle. Je vais le tuer !
La vieille femme avait avalé en quelques bouchées le pain, la viande et les baies que lui avaient donnés la princesse. Elle découvrit dans un sourire les deux ou trois dents qui lui restaient.
— Voilà une noble tâche ! approuva-t-elle. Mes vœux t’accompagneront. Tu avais dit que tu me donnerais à boire, ma fille...
Rowena décrocha sa gourde de la selle mais la vieille femme l’arrêta d’un geste.
— Oh non ! fit-elle. Je ne sais ce que tu as là- dedans mais je n’en boirai pas. Je ne bois que de l’eau de mon puits, et je suis hélas devenue trop faible pour puiser moi-même. Puiseras-tu pour moi ?
Rowena retrouva une partie de sa méfiance initiale. Et s’il s’agissait d’un piège ? Une vieille femme qui vivait en plein cœur d’une forêt magique pouvait-elle réellement n’être qu’une simple vieille femme ? A moins qu’elle ne fût folle, elle aussi, mais cette explication miracle semblait soudain un peu simple. Pourtant, maintenant, la princesse avait commencé à lui venir en aide : elle préférait assumer jusqu’au bout les conséquences de son choix.
— Où est ce puits ? demanda-t-elle.
La vieille femme désigna le chemin étroit s’éloignant vers l’est.
— Tu le trouveras par là, à quelques centaines de pas seulement.
— Et comment y puiserai-je.
— Tu verras un seau sur la margelle, mais il est attaché à la chaîne et tu ne pourras l’amener jusqu’ici. Il te faut emporter avec toi un récipient.
— Hélas, madame : je n’en possède aucun.
Le sourire de la vieille femme s’élargit. Ses petits yeux brillaient d’une lueur étrange.
— Es-tu bien sûre, ma fille, que tu ne possèdes aucun récipient ?
La coupe ! pensa Rowena. La coupe, bien sûr, c’est de cela qu’elle veut parler. Peut-être le moment est-il venu de m’en servir. Mais comment peut-elle savoir ?
— Je vais vous chercher à boire, dit-elle. Ne bougez pas !
Rowena saisit la coupe au fond de son sac et, tenant la branche du Kôr à la manière d’un bâton de pèlerin, s’engagea sur le chemin que lui avait indiqué la vieille femme. Effectivement elle n’eut pas à marcher très longtemps avant d’apercevoir le puits : une margelle de pierre, surmontée de trois poutres qui soutenaient la poulie où venait s’enrouler une chaîne couverte de rouille. Sur le seau de bois, une petite coupe avait été gravée.
Sûre désormais de ne pas commettre d’erreur, Rowena descendit le seau au fond du puits et, péniblement, le remonta à l’aide d’une manivelle dont on ne s’était visiblement pas servi depuis de nombreuses années, tant elle grinçait. La princesse remplit la coupe d’une eau fraîche et claire et, laissant le seau là où elle l’avait trouvé, reprit le chemin de la clairière.
La vieille femme était toujours là, souriante. Elle prit entre ses mains la coupe que lui tendait Rowena et, en trois longues gorgées, la vida. Peut-être n’était-ce qu’une illusion mais la princesse crut voir des couleurs revenir sur les joues ridées.
— Tu es bonne, ma fille, dit la vieille femme. Si tu me donnes cette coupe, je ne serai pas ingrate et te donnerai à mon tour un conseil précieux.
Rowena acquiesça.
— Je ne sais qui vous êtes réellement, dit- elle. Mais la coupe appartient au puits. Gardez- la, si vous le désirez.
— Voici donc mon conseil : le chemin de l’est, au-delà du puits, mène à ma chaumière. C’est là qu’il te faudra aller si tu as à nouveau besoin de moi. Frappe à la porte et prononce les mots :
Esprit du bois, montre-toi !
Esprit du bois, ouvre-moi !
« Alors je viendrai à ton aide. Aussi beau qu’il soit, tu ne dois pas emprunter le chemin du nord. Il s’ouvrirait sous tes pas au bout d’une lieue et te jetterait dans un précipice sans fond. A l’ouest se trouve ce que tu cherches mais prends garde : trouver le château de l’ogre n’est rien si on ne peut en ouvrir la porte, puis en abattre le gardien, avant de tuer le maître des lieux lui-même.
— Le gardien ?
— Je ne puis t’en dire plus, ma fille ! Adieu...
L’instant d’après, Rowena était seule au milieu de la clairière. La vieille femme avait disparu, avec la coupe. Pourtant elle ne ressentait pas la perte de l’objet : sa force était toujours présente. Saisissant son cheval par la bride, la princesse marcha résolument vers l’ouest.
Au bout de quelques dizaines de minutes le chemin s’arrêta net, de même que la forêt. A la place des chênes, des ormes ou des châtaigniers s’élevait désormais une épaisse barrière d’épineux, noirs, tordus, menaçants. Certaines des pointes acérées étaient aussi longues que de véritables épées. Elles vibraient légèrement, créant un ronronnement diffus, comme un défi à peine voilé. Elles aussi étaient vivantes.
Tenant le bâton pourpre à bout de bras, Rowena l’approcha des premières épines. Leur ronronnement s’amplifia, devenant grondement, mais rien ne bougea. La princesse donna deux ou trois coups, au hasard. Les épines touchées reculèrent vivement, émettant ce qui pouvait passer pour un hurlement de douleur. Contrairement aux arbres, cette végétation-là n’obéissait pas au Kôr par respect mais par crainte. Rowena comprit que si elle réussissait à se frayer un chemin, elle ne pourrait en tout cas jamais faire passer son cheval. Elle alla prendre son sac de provisions et caressa la tête de l’animal.
— Reste ici, souffla-t-elle. Je reviendrai te chercher. Si je peux...
Puis lentement, pas à pas, elle s’avança au milieu des épines, frappant alternativement de droite et de gauche pour les faire reculer. Elle les entendait se resserrer derrière elle et craignait à tout moment d’être frappée dans le dos ou bien de trébucher et de lâcher le bâton. Elle eût été alors immédiatement transpercée. Peut-être même la moindre égratignure était- elle à redouter, si les pointes recelaient du poison...
A mesure que Rowena avançait, il lui sembla que le temps devenait plus gris, comme si le ciel, en cet endroit, eût été perpétuellement couvert de nuages.
Les épines la menaçaient, faisaient mine de la frapper dès qu’elle s’approchait un peu trop des côtés du chemin qu’elle traçait par la force.
Combien de pas fit-elle ainsi, le cœur battant à tout rompre ? Elle n’eût su le dire. Plusieurs milliers, sûrement. Quand enfin elle sortit du rempart d’épineux, il faisait aussi noir que si la nuit fût tombée et, devant elle, se dressait le château de l’ogre.
Ce n’était certes pas une forteresse, comme celui de Turgoth, et ne pouvait même se comparer à la plupart des places fortes des barons, pourtant Rowena eut un sursaut d’angoisse en le découvrant. De la pointe extrême des tours à la base du pont-levis, il était noir, entièrement noir et cette noirceur n’était pas seulement visible : elle emplissait l’air tout entier. On la respirait, la goûtait, la sentait glisser sur la peau comme une pellicule gluante.
Rowena réprima le sentiment d’horreur qui la poussait à faire demi-tour.
— Et alors ? murmura-t-elle pour se rassurer, tandis qu’elle se forçait à avancer. C’est le château d’un orgre, voilà tout. Tous les châteaux d’ogres sont comme ça dans les romans, et l’ogre est toujours tué par le chevalier, à la fin. Moi je dis que les femmes aussi ont le droit de tuer des ogres !
Elle avala péniblement sa salive et s’avança en droite ligne vers le pont-levis clos. Le château était entouré d’une douve emplie d’eau, de plusieurs mètres de large. La franchir à la nage eût sans doute été possible mais de peu d’utilité, puisque les murailles ne présentaient aucune aspérité susceptible de faciliter une ascension. Il fallait trouver le moyen de commander l’ouverture.
Une faible lueur s’infiltra à la limite du champ de vision de Rowena, perçant faiblement l’obscurité. La princesse baissa les yeux, tentant d’en discerner la source. Au fond de la douve, de petits points lumineux immobiles dessinaient comme une constellation d’étoiles bleu nuit. De l’or, songea Rowena.
Sachant désormais ce qu’elle devait faire, elle puisa dans son sac la pièce à l’effigie du vieillard et, après avoir prié très fort pour ne pas se tromper, la jeta dans l’eau stagnante. La lumière qu’elle diffusait dansa un court instant avant d’atteindre le fond boueux et d’y ajouter un soleil.
Pendant l’éternité de quelques fractions de secondes, aucun bruit ne vint troubler le silence malsain, et Rowena eut peur d’avoir gâché son unique chance, comme elle avait failli le faire dans la forêt. Cette fois pourtant, s’il le fallait, elle était décidée à plonger dans l’eau glaciale pour aller rechercher son trésor, dût-elle y perdre ses dernières forces. Heureusement le bruit familier d’une solide chaîne se déroulant lentement vint aussitôt lui réchauffer le cœur. Porte s’ouvrant sur des dangers encore inconnus, le pont-levis commença à s’abaisser. Cherchant à voir par l’ouverture, Rowena ne distingua que la vague forme d’une herse relevée, perdue dans une obscurité encore plus profonde que celle qui régnait à l’extérieur.
Il y eut soudain un craquement sec et métallique, puis le grondement terrible de la chaîne libérée d’un coup de sa tension. Rowena n’eut que le temps de faire un pas en arrière : le pont-levis tomba à ses pieds, dans un choc sourd qui provoqua une avalanche de terre au fond de la douve. Ajouté à sa frayeur, le déplacement d’air la jeta à terre. Elle s’entailla légèrement un bras sur l’arête tranchante d’une pierre mais n’y prit pas garde : les joues en feu, s’attendant à être attaquée par un monstre horrible, elle fut sur ses pieds d’un bond.
Le silence était revenu. Le pont-levis avait dévoilé une ouverture qui béait sur le noir, la mort peut-être. Rowena respira profondément pendant plusieurs secondes pour chasser d’elle l’envie de fuir qui la tenaillait. Ne cessant de se répéter qu’elle venait encore de passer une épreuve avec succès et qu’abandonner ici aurait été stupide, elle s’avança sur le pont-levis. Un écho lointain lui renvoya le bruit de ses pas. Au creux de sa main le bâton pourpre palpitait, cœur vivant de toute la forêt.
Rowena avançait vers le château, chaque pas l’en rapprochant un peu plus, chaque pas la jetant un peu plus au sein de l’ombre ; et puis enfin, il y eut le dernier pas, et elle fut dans le château ; seule. Alors le pont-levis commença à se relever.
Le Kör irradiait une lumière pourpre qui recouvrait la princesse tout entière, comme une aura révélée. Elle renvoya en arrière ses cheveux noirs et s’avança encore.
— Eh bien ! cria-t-elle. N’y a-t-il personne ici, pour accueillir les voyageurs ?
Le pont-levis claqua sèchement contre la muraille.
— Il y a moi ! dit une voix caverneuse.
Toutes les torches s’allumèrent en même temps, flammes spontanées, aux reflets bleus et verts, qui illuminèrent une pièce gigantesque, aux murs recouverts de panoplies diverses et de tapisseries représentant des scènes guerrières. Sur une longue table de bois, des fruits et des quartiers de viande semblaient attendre un invité.
Calmement assis sur le sol, dans le fond de la pièce, dont il occupait presque toute la largeur, se tenait celui qui avait parlé ; Rowena pressa sa main sur sa bouche pour retenir un cri d’effroi : c’était la première fois qu’elle posait les yeux sur un dragon et, si elle avait lu qu’il en existait de bien plus gros, celui-ci, blanc immaculé, n’en était pas moins terrifiant.
— Je suis le gardien de ce château ! reprit-il. Qu’est-ce que vous voulez ?
Sa langue, qui s’échappait parfois entre deux rangées de dents aiguës, était bifide, comme celle d’un serpent. Rowena sentit à nouveau le bâton palpiter dans sa main, comme s’il avait voulu s’en échapper. Elle se rappela les paroles de Ketz, le mamba : Lui, c’est le grand serpent...
— Je suis venue pour tuer ton maître, dit- elle, d’une voix qu’elle eût souhaitée plus assurée. En attendant reçois ceci en témoignage de ma considération !
Au même instant elle lançait le bâton pourpre aux pieds du dragon. La lumière qu’il diffusait s’enfla, devint plus puissante et prit bientôt forme, avant de se matérialiser. Alors il n’y eut plus un dragon dans la salle mais deux, le second se jetant sur le premier pour le saisir à la gorge.
Rowena courut se réfugier dans le coin opposé de la pièce. Elle ne se souvenait pas d’avoir un jour eu aussi peur mais pour rien au monde elle ne fût revenue en arrière.
Le dragon pourpre et le dragon blanc étaient de taille égale. Ils luttèrent furieusement pendant de longues minutes. Le blanc cherchait à brûler son adversaire en soufflant son haleine empoisonnée. Déjà des cloques se formaient sur le dos du défenseur de la princesse. Pourtant il ne relâchait pas sa prise : il avait refermé ses mâchoires sur la gorge du dragon blanc et serrait, serrait sans se soucier des brûlures ni des coups de griffes rageurs qu’il recevait. Les écailles du gardien de l’ogre se couvrirent du sang jaunâtre s’échappant de sa blessure. Comprenant sans doute qu’il n’aurait pas le dessus, il renonça à abattre le dragon pourpre et tenta de se libérer en secouant violemment la tête ; ses mouvements désordonnés ne firent que précipiter sa fin : son corps sans vie roula sur les dalles de pierre, aux pieds du dragon né du Kör. Celui- ci poussa un rugissement de triomphe puis sembla perdre sa substance, redevint lumière évanescente et, doucement, se dissipa dans le néant.
Dès qu’elle put rassembler assez de courage pour sortir de son immobilité, Rowena s’approcha de la dépouille du dragon blanc. Le bâton pourpre avait disparu. Il me reste l’épée, songea-t-elle. L’épée, et un ogre à combattre...
Tirant l’arme de son fourreau, elle fit le tour de la pièce, sur la pointe des pieds, craignant presque que le bruit de ses pas ne déchaînât sur elle une force incontrôlable. A sa grande surprise, elle constata qu’hormis le pont-levis, il n’y avait aucune issue, pas la moindre porte, pas le moindre escalier, comme si cette grande salle avait constitué toute la réalité du château, le reste – tours et remparts – n’existant qu’à l’extérieur pour ajouter à son apparence. A moins qu’elle ne recelât des passages secrets, mais Rowena ne se sentait pas la force de les chercher. Elle n’en avait jamais trouvé, enfant, au château de son père ; sans doute n’était-elle pas très douée pour cela...
Gardant l’épée en main, elle s’assit sur un banc, devant la grande table. Sans en avoir vraiment envie, elle saisit un fruit, mordit. Il était juteux, succulent.
Rowena ne regarda même pas la viande : elle ne savait que trop ce qu’elle devait être...
Toute la fatigue de la journée s’abattit sur elle au même instant. Si l’ogre avait été dans son château, il n’aurait eu qu’à tendre la main pour l’attraper. Mais il n’était pas là... Rowena posa sa tête au creux de ses bras, poussant un soupir épuisé. Ses yeux se fermèrent d’eux-mêmes.
— Il... il ne faut pas..., murmura-t-elle. Pas dormir... l’ogre va...
Quelques secondes plus tard, elle dormait. La lame de l’épée brillait de mille feux, parcourant inlassablement le spectre, en arborant même parfois toutes les couleurs au même instant.
Une à une, les torches s’éteignirent.